Vertiges au dessus de Minsk.

 


On est peu de temps avant la venue des reporters TV. Sur le toit de la tour sud, à une centaine de mètres de hauteur, toute la bande s’est réunie. Il y a Viktor, Kirill et Alexandr ; Et à côté, il y a Irina, assise sur une poutre rouillée. Elle regarde les photos qu’elle vient de prendre et commence à sentir le froid venir lui saisir le creux des reins. En bas, les voitures circulent en masse sur l’avenue principale. Plus loin, le pont embouteillé produit un bruit du tonnerre. Les Minskois rentrent du travail. Le vent s’est enfui. La nuit arrive. Dans la bouche d’Irina, flotte comme un goût de cuivre. Ses jambes pendent dans le vide en opérant des mouvements de va-et-vient. Et peu à peu, ses lèvres laissent apparaître la naissance de ses incisives. Au dessus de ses pieds ballants, elle se penche sur l’écran de son Nikon. Les photos défilent. Elle s’arrête sur certaines d’entre elles, les plus belles. Son visage s’épanouit doucement.

Aujourd’hui au dessus de Minsk, le ciel était subtilement irisé. Ce qui a permis d’éviter la banalité des prises. Certaines photos sortent effectivement du lot. Et l’une d’entre elle plaît tout particulièrement à Irina. Elle y revient. Alors qu’elle entend la voix des garçons s’élever derrière elle, elle la regarde une nouvelle fois. Celle-ci, pense-elle, sera à ranger en haut de la pile. C’est une photo d’Alexandr : Hissé sur le bout d’une poutre, avec son sweat-shirt rose, il tourne le dos à l’objectif alors que la ville s’étend devant lui. Au loin même, on aperçoit les flots de la Svislotch venir se réverbérer contre la tour de Gazprom. Tournant le dos au monde, dominant le panorama, Alexandr a de l’allure ; En le flashant ainsi, Irina vient de transformer son ami en un véritable sphinx. Et les journalistes ne s’y tromperont d'ailleurs pas, car c’est bien cette photo qu’ils utiliseront pour illustrer leur reportage.

Quand il leur avait été proposé de tourner un documentaire sur leur passe-temps, Irina s’était montrée frileuse. Elle n’eut aucune envie que des inconnus ne viennent envahir son espace. Puis finalement, les garçons avaient accepté. Elle s’y était pliée. Même si elle continuait à s’interroger. Qu’allaient-ils donc pouvoir dire si ce n'est qu'ils flirtaient avec la ville, le vide, la mort ? Et puis, elle craignait que les journalistes ne travestissent la réalité. Elle voulait que ce soit bien clair. Ils n’étaient jamais montés sur les toits pour exister aux yeux des autres.

Lors du tournage, chacun y trouva étonnamment son compte. Les garçons surjouaient le risque, ce qui convenait aux journalistes, mais pas seulement. Irina était satisfaite. Il fallait montrer que ce n’était qu’un divertissement, et puis, elle aimait voir Alexandr prendre les devants. En parlant aux journalistes, il avait cette attitude outrancière qui la faisait rire.

Un mois plus tard, le jour de la diffusion du reportage, Kirill et Alexandr sont tous deux partis à une compétition sportive. Et comme Irina n’est pas très l’aise avec Viktor, elle décide de le regarder seule dans son studio. Le reportage dure dix minutes et le tout est sans grande surprise. Alors après l'avoir visionné et avant de préparer le dîner, Irina décide d'aller prendre l'air... Et en attendant l’ascenseur, elle revoit Alexandr face caméra, debout sur la poutre : “ Le truc, c’est que quand t’es en bas, tu te sens médiocre, mais quand tu grimpes sur un toit, tu te sens au dessus de tout le monde”. Dans l’ascenseur, cette phrase résonne plus fortement encore. Et Irina se dit : ce garçon est un sphinx, incroyable, beau, courageux, mais franchement... draguer les spectatrices... quelle petitesse, quelle suffisance, quel bel enfant de salauds !


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