Delphine de Vigan - Rien ne s'oppose à la nuit (2011)



Si l'on s'y intéresse, il faut entendre le philosophe Gilles Deleuze parler de Littérature*.
Dans les 80’s, il évoquait déjà cette scène littéraire française qui limitait l’écriture à « sa petite chose personnelle ». Selon lui, on n’écrit pas parce que belle maman est morte dans d’atroces souffrances, pas même parce que votre dernière histoire d’amour a fini en eau de boudin. Non, on écrit pour cette chose indéfinissable, qui de toute manière nous dépasse et nous dépassera toujours.

Autant dire que Deleuze aurait vomi ce « rien ne s’oppose à la nuit ». Delphine de Vigan pousse ici l’autofiction (le voyeurisme donc) très loin. Franchement, il y a matière à faire passer les personnes mettant leurs écographies en profil Facebook pour des frileux, des qui-n’en-montrent-pas-assez, des pudiques devant l’éternel.

(Au fond, peut être que ceux qui affirment que la vie privée est devenue une histoire de vieux cons ont raison ; mais, pour combien de temps ?)

De Vigan se livre donc ici à l’exercice du Grand Récit familial, en évoquant les mésaventures diverses et variées qui ont cristallisé leur destinée commune. C’est aussi sombre qu’une forêt d’épineux un soir de novembre.
Le tout s’assombrit encore avec l’omniprésence de la figure maternelle, qui commence sérieusement à dérailler le jour où un matin de janvier, elle déambule nue dans son appartement parisien, peinte en blanche, et décide que la meilleure façon de soigner sa fille (d’une maladie imaginaire) reste de lui planter des aiguilles dans les yeux.

« Lucile est devenue cette femme fragile, d’une beauté singulière, drôle, silencieuse, souvent subversive, qui longtemps s’est tenue au bord du gouffre, sans jamais le quitter tout a fait des yeux, cette femme admirée, désirée, qui suscita les passions, cette femme meurtrie, blessée, humiliée (…) cette femme inconsolable, coupable à perpétuité, murée dans sa solitude. »

Ironiquement, il faut préciser que « Rien ne s’oppose à la nuit » (titre emprunté à Bashung) évoque des sujets aussi légers que l’inceste, le suicide et plus généralement, le désamour.
Ce qui m’a le plus intéressé n’est pas tellement dans ce concentré de souffrance qui fait les choux gras des émissions de télévision pour quinquagénaires dépressives.  
Mon intérêt s’est davantage porté sur le pouvoir de l’écriture (ce qu’elle peut, et surtout, ce qu’elle ne pourra jamais), et de fait, Delphine de Vigan parle admirablement de cette passion qui la tiraille. Il y a l’anecdote du chauffeur de taxi qui en apprenant que son métier consistait à écrire a cette formidable question :

« Â quoi c’est dû ? »

Il y a quelques fulgurances bien senties ici et là qui restent en mémoire. En voici une :

« Ainsi, me semblait-il, le temps de la chute, n’y avait-il rien d’autre à faire que bonne figure, ou bien faire face (quitte à faire semblant).
Et pour cela je sais depuis longtemps qu’il est préférable de se tenir debout que couché, et d’éviter de regarder en bas. »

On imagine les moments statiques où Delphine de Vigan s’assoit devant son écran d’ordinateur le matin, dans le calme du lieu, ses enfants étant déjà partis à l’école. Alors, elle ne cesse de s’interroger, de douter et surtout, de se contredire ; mais c’est un fait, nul n’est jamais mort de ses contradictions.

Rassurez vous tout de même, si vous désirez parcourir ce récit, le tout n’est pas uniquement imbibée de cette noirceur asphyxiante, on est heureusement à mille lieues du lugubre « Adversaire » de Carrère.

En aparté, cette lecture m’a permis d’explorer la discographie de Bashung, et j’ai découvert une chanson dont la beauté ne se dément pas. Elle s’intitule « Madame Rêve », j’y glisse ici un extrait des paroles :

« Madame rêve d'atomiseurs
Et de cylindres si longs
Qu'ils sont les seuls
Qui la remplissent de bonheur
Madame rêve d'artifices
Des formes oblongues
Et de totems qui la punissent
 
Rêve d'archipels
De vagues perpétuelles
Sismiques et sensuelles
 
D'un amour qui la flingue
D'une fusée qui l'épingle
Au ciel
Au ciel »


* Le vidéo de son abécédaire est disponible sur Google (gougouloum pour les intimes). Ce sont des propos captés avant sa mort, et dont il avait la certitude qu’ils ne seraient diffusés qu’après. Ce qui explique une certaine, comment dire… liberté.

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