Manon
avait passé huit ans de sa vie avec un organe mort coincé au fond de la bouche.
Aujourd’hui, c’était fini, mais ce constat la bouleversait tellement qu’elle aimait
mieux le garder pour elle. Elle aurait fondu en larme à l’idée d’évoquer ces
années mornes qu’elle avait traversées. Mêmes les mots pensait-elle, les
mots surtout, trahissent l’émotion. Ils la transforment en mensonge. Cette année, une chose primordiale a eu
lieu au-delà du langage. Maintenant, mon corps n’est même plus au seuil du
printemps. Il se transforme en soir d’été. Il retrouve la beauté, une nouvelle
façon d’être et d’être vraiment… Depuis la première attaque dans la salle de
bain, Manon avait assisté à sa propre métamorphose. Sa cervelle moisie avait
entamé un long réveil. De nombreuses connexions s’étaient rétablies. La nuit,
quand le mouvement sous sa peau était assourdissant, elle projetait de se jeter
sous le premier train. Elle aurait vendu ses enfants et ses parents pour n’avoir
qu’un simple mal de dent. Les décharges transformaient tous ses organes en
petites chaises électriques tournant au ralenti. C’était une douleur innommable.
Mais pourtant, petit à petit, les marées noires firent place à des vagues
lointaines.
Ce
n’était pas encore du plaisir, mais c’était au minimum une absence de douleur.
Son médecin avait eu des mots prémonitoires : Tu as connu un trauma qui
a fait sortir tes émotions de leurs propres rails. Mais aujourd’hui, tu devrais
te réjouir. Ton corps part à la reconquête des terres meurtries. Il tente de
rallumer la lumière, de trouver la bonne fréquence, mais avant tout, tu dois
savoir que cette expérience va jouer avec ta patience.Manon n’a véritablement compris sa guérison que lorsqu’elle a vu son propre goût changer. Elle a mis plusieurs semaines à percevoir le changement. Toutes ses papilles se sont pour ainsi dire assemblées comme les pièces d’un puzzle. Des aliments qu’elle aimait bien, le kiwi, le fromage, ont progressivement changé de goût. Ce n’était pas plus intense. C’était juste extrêmement différent.
Elle y repensait aujourd’hui dans la salle d’attente de son médecin. Elle cherchait à comprendre ce qui lui avait permis de conserver un tel appétit alors même que son goût était si détraqué… Manon fixait la peinture sur le mur opposé. On y voyait une maison méditerranéenne au milieu de laquelle avait poussé un arbre. Un vieux tronc pourri laissait sortir ses branches par toutes les fenêtres de la maison. Manon le regarda longtemps, comme si elle y voyait un message effacé… Elle se sentit alors soulevée par un immense souvenir voluptueux, inédit, tout droit venu du passé.
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