Adam Ross - Mr. Peanut (2011)



            Existera-t-il un jour des fétichistes du livre numérique ? Difficile à dire, d’autant qu’actuellement, la brèche entre les contempteurs et les adeptes du roman digital est largement entamée. Le nourrisson déchaîne les passions. Même s’il n’est jamais ridicule de se frictionner pour le plaisir du texte, la patience est ici nécessaire pour se faire un avis. Passées les « boudeurs rétrogrades » ou les « adorateurs névrosés », le débat suscite l’intérêt. Et puis, F. Beigbeder et F. Bon* n’ont pas leur pareil pour dégoter de séduisants arguments. L’un évoque la réjouissance du toucher à l’œuvre (ravissement éprouvé), l’autre rappelle la force de renouvellement propre à la Littérature. Qui parmi les amoureux du texte ne s’est pas un jour laissé traverser par cette force motrice ? En fait, pour l’instant, la rage de départager ne doit pas aveugler, car les deux séductions ont incontestablement besoin l’une de l’autre.

            Sur le plan littéraire, j’avais entamé l’année avec « La vie très privée de Mr. Sim » de l’Anglais Jonathan Coe : où l’itinéraire d’un VRP en brosses à dent ; Elle se clôt avec ce « Mr. Peanut » de l’Américain Adam Ross : où les trajectoires de couples en proies à la lassitude. C’est un raccourci, mais si votre personnalité est identique à l’un des personnages de Ross, gardez vous de vous installer un jour avec celle (ou celui) que vous aimez. Changez ou vivez seul.
David et Alice Pépin vivent ensemble depuis plusieurs années. L’amour entre eux quoique palpable est saturé. D’un coté, David se projette à longueur de journée la mort de sa femme. Lorsqu’ils se baladent dans la rue, il suffit qu’un bus passe à proximité pour qu’il imagine sa mal-aimée écrabouillée par les roues de l’engin. Il en rêve constamment, sans désir apparent. C’est dans cet état de trouble qu’il rédige en cachette un manuscrit dans lequel il prolonge ses visions funestes. De l’autre coté, Alice est rongée par son envie perpétuelle de maigrir. Et même si son mari continue de désirer ses formes, elle se sait grosse, immensément grosse. Passés les échecs cuisants, elle fond littéralement et s’en retrouve chamboulée ; donnant tort par la même à Josiane Balasko disant de la dernière fois qu’elle avait fait un régime, qu’elle « avait réussi à perdre 15 jours ». Ceci dit, Alice perd encore davantage puisqu’elle meurt mystérieusement les jours suivants. Nous ne sommes ici qu’au pied de la montagne car les 499 pages suivantes montreront la complexité des paysages intérieurs et extérieurs. On va notamment vivre une rétrospective de l’histoire du couple (dont une fantastique épopée à Hawaï), mais aussi les histoires amoureuses des deux policiers enquêtant sur la mort d’Alice. Dans ce kaléidoscope, les détails personnels se télescopent et en se recoupant parfois, font apparaitre quelques vérités. Au fond, une interrogation émerge : quand nous sommes en couple et que nous sommes insatisfaits, à partir d’où et jusqu'à quel point en sommes-nous responsables? Le roman n’apporte heureusement aucune réponse.

            Si Adam Ross n’est pas un styliste, il est un dialoguiste hors pair. Par son talent, il ouvre une belle simulation d’ubiquité. Effectivement, le lecteur revivra plusieurs fois la même scène (les mêmes répliques), mais dans la tête de personnages distincts. De quoi mesurer le rôle d’agacements personnels et silencieux qui déboucheront sur des disputes cataclysmiques.
Ses personnages ont la particularité de ne pas avoir d’identités faisant bloc. Ils sont alternativement des processus tranquilles ou en ébullition. Pour reprendre la terminologie des sociologues, ils sont propulsés par une « double hélice », la première concerne leur histoire et leurs expériences, la seconde recouvre leur imaginaire et leurs aspirations. En cela, ce « Mr. Peanut » dont le titre demeure longtemps énigmatique est assez réaliste. Et puis on en retire de belles choses, je voulais pousser ce passage loin pour ne pas l’oublier : « Faire un enfant, c’était comme appuyer sur un bouton pour déclencher le contraire d’une guerre nucléaire : un processus de création mutuelle. D’un geste délibéré, vous modifiiez profondément vos vies. C’était radical. Le simple fait d’essayer d’en faire changeait déjà tout potentiellement ».  Cela me rappelle d’ailleurs, et après je m’arrêterai, une phrase de Milan Kundera. Je l’inscris ici, pour ceux qui le vivent en eux-mêmes : « Avoir un enfant, c’est manifester un accord absolu avec l’homme. Si j’ai un enfant, c’est comme si je disais : je suis né, j’ai goûté à la vie et j’ai constaté qu’elle est si bonne qu’elle mérite d’être multipliée ». Même si ce n’est pas ma réalité première, la beauté de ces phrases me plaît. C’est peut être d’ailleurs l’intérêt premier de la Littérature : se laisser traverser par l’altérité entre les choses, les lieux et les êtres.

* Créateur du site internet remue.net qui vient de fêter ses dix ans d’existence.

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