Au contact des ronces, je foule les
brindilles et j’aperçois les mûres. Elles sont toutes là, les tiennes, les
miennes, les nôtres. Je me souviens qu’au gré de leurs goûts, nous avions
surnommé chacune d’entre elles. Nous franchissions les talus, des entrelacs
d’épines nous accrochaient, et sur la terre friable, au fond du champ, nous
retrouvions Ludivine, Corinne et les autres. Sous cette montagne de ronces, nous
grimacions d’acidité. Les éraflures faisaient couler le sang sur nos genoux. Les brûlures d’orties disaient notre acharnement
à les attraper. Nous tentions de cueillir ces mûres, vaille que vaille, de
vrais galériens. A chacune de nos trouvailles, nous commentions leurs formes, leur
couleur, pour en déduire un prénom. On pissait, crachait même sur certaines. Mieux
valait que nos commentaires ne sortent pas du cercle, car après tout, ce n’était
pas de leur faute si elles étaient moches. Ces mûres n’avaient rien demandé. Pour
les autres, nous leur donnions bien plus qu’un prénom. Elles avaient non
seulement un visage, mais disposaient en plus d’une chose troublante. Elles
avaient ce corps splendide qui ne dépendait pas simplement de notre imaginaire.
Ces filles existaient bel et bien. Elles empruntaient parfois même les tréfonds
de notre intimité. Ces filles étaient, très exactement, celles qui s’étaient
dérobées à nous. Celles que nous garderions longtemps en mémoire. Aujourd’hui,
je me souviens. Nous rampions sous cette immense haie en bord de voie expresse,
et sous ces branches entrelacées, nous dévorions mille et une mûres. Ensemble,
nous déroulions le film de nos envies. C’était un délire fruitier avec les mûres les
plus silencieuses que nous ne connaitrions jamais. L’endroit baignait dans la pénombre
et sous nos pieds les fourmis frémissaient car, sur la grand-route, les
cylindrées filaient à toute vitesse. A l’abri, le temps s’étirait en une forme
d’extase. Tu te souviens ? C’est dans ces instants que toi et moi, nous
commencions tout juste à nous questionner sur le Grand Mystère Féminin, cette irrésistible
béance.
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