Roland Barthes



            Mon engouement pour le rugby étant proche de la glaciation, j’ai pourtant plus souvent vu d’essais se transformer entre deux poteaux plutôt qu’entre mes mains. Seulement, suivant des conseils avisés, une librairie est devenue pour moi un lieu habituel de passage. En extirpant de ce doux foutoir « Fragments du Discours Amoureux » (1977) de R. Barthes, j’ai voulu un jour profiter de la quiétude estivale (qui n’allait se retirer que très tard) en m’installant dans l’un de ces squares où les fleurs poétisent. J’ai alors été frappé par cette « gourmandise exigeante » qui se déploie par vagues successives entre ces pages. Barthes dévoile le langage propre aux sentiments amoureux. Je comprends alors la notoriété de l’« être d’écriture » auprès des jeunes de son époque, mais aussi qu’il soit relu avec force par ma génération. Quiconque a un jour été amoureux sera mystérieusement subjugué par ses mots. Ces fragments sont les deux faces d’une même pièce, lumineuse ou plus obscure. Sur les cendres d’un amour suranné, ou à l’aune d’un amour ardent, le sens aura un autre visage. D’ailleurs, les cinéastes déclinent leurs lectures barthiennes : voir le charme creux des « Amours Imaginaires » de Xavier Dolan, ou la candeur fourmillante de « la Guerre est Déclarée » de Valérie Donzelli. En substance, Barthes dit en fait que si le langage est un « médium commun », il est aussi à l’origine de divisions. Le sien ne fait pas exception.


Déjà quatre heures…
Je me suis levé neuf fois
Pour admirer la lune.*


            Dans « Le Degré Zéro de l’Ecriture » (1953), l’« écrivant » déploie toute l’épaisseur historique de la Littérature et de son acte fondateur, l’Ecriture.
Actuellement, dans une vision déformante, on ne cesse de lier l’écriture au journal intime et à la stabilité psychologique. Je ne partage plus cette vision. A l’inverse, je crois que s’écrire, c’est s’enfermer en soi, s’aliéner, devenir son propre bourreau : « écrire sur soi est simple comme une idée de suicide ». Je crois seul en la salubrité de l’activité physique qui se décline sous de multiples formes. Barthes dans une concision magique le dit bien : « Son propre corps est infini à connaitre ».  En 1975, dans un entretien radiophonique avec J. Chancel, il prolonge : « La voix est énigmatique. L’endroit du corps le plus désirable et le plus mortel, le plus déchirant ».
Passée la laideur originelle de ma voix littéraire (l’effet nouveau riche), et aidé de tremblements de l’existence, j’ai finalement osé me lancer dans la fiction. Il me faudra encore plus de temps pour braver la publication. Nombreux pensent d’ailleurs qu’à moins d’être un génie (Baudelaire ou Bret Easton Ellis), on ne peut entrer en littérature avant l’âge de 30 ans. Il faut du temps pour atteindre une Ecriture-puissance, une Ecriture-plaisir, une Ecriture-jouissance un tant soit peu tonique.  Ecrire consiste en fait à concevoir une étendue rassurante, où l’on peut s’émanciper et transgresser, et surtout où toute censure doit nécessairement s’évanouir. La non-publication permet cette liberté préalable. L’écriture sans sentiment de liberté est comme la vie ôtée du désir : une impasse désertique.


Comme il est admirable
Celui qui ne pense pas : « La Vie est éphémère »
En voyant un éclair !*


            En 1934, alors âgé d’une vingtaine d’années, R. Barthes fut atteint d’une tuberculose pulmonaire. L’expérience du sanatorium a alors été fondatrice pour lui en ce qu’il y fît la double expérience de l’amitié et de la lecture. Au-delà de l’humain, c’est à cet instant qu’a germé en lui l’idée qu’ « il n’y a pas de jouissance d’écrire sans jouissance de lire ». Ivre de la lecture du « Degré Zéro de l’Ecriture », ma « citationnite » risque de s’intensifier en recomposant ce puzzle. Je suis comme ce junky rêvant à la guérison tout en s’offrant un aller simple pour la Colombie.
Evoquant les illusions du début : « L’écriture est moins une provision de matériaux qu’un horizon » ; Evoquant l’inconscience mémorielle : « Le langage n’est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles »/« Toute trace écrite se précipite comme un élément chimique d’abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple durée fait peu à peu apparaitre tout un passé en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense ». Evoquant l’innommable : « L’écriture est toujours enracinée au-delà du langage, elle se développe comme un germe et comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d’un secret, elle est une contre-communication, elle intimide ». Evoquant le plus bel objet littéraire : « Le Roman est une Mort ; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durée un temps dirigé et significatif ». Evoquant la lutte des classes : « La littérature (…) s’assigne de rendre un compte immédiat, préalable à tout autre message, de la situation des hommes murés dans la langue de leur classe, de leur région, de leur profession, de leur hérédité ou de leur histoire ». Evoquant les Grands Stylistes : « C’est l’autorité du style, c’est-à-dire le lien absolument libre du langage et se son double de chair, qui impose l’écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de l’Histoire ». Elaborant mon shoot** préféré : « Le temps poétique est une aventure possible, la rencontre d’un signe et d’une intention ». Se moquant de mon dernier paragraphe : « Travailler une matière, c’est en général en retrancher ».
Les écrits de R. Barthes sont non seulement intenses mais surtout superbement toniques dans une époque où le pouvoir médiatique est particulièrement puissant.  Je suis souvent étonné par ces animateurs TV qui veulent apprendre aux spectateurs à manger mieux, aimer mieux, éduquer mieux, consommer mieux, respirer mieux. Bref. A vivre.
Barthes oppose prophétiquement une phrase cinglante à ce phénomène : « L’institution ne doit jamais s’occuper de la jouissance ».


* Haïkus tirés de l’« Empire des Signes ».
** En anglais dans le texte.

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