Florence Aubenas - Le Quai de Ouistreham (2010)


            L’exploration de ce reportage de Florence Aubenas m’a rappelé le travail à la chaîne qui a parfois ponctué mes vacances d’étudiant. Non sans admiration pour ceux qui y restent, j’en conserve un souvenir particulier. Je crois que cette course effrénée après le rythme imposé par une machine peut vous rendre au vide.
Un court texte que j’avais composé à l’époque s’intitulait « Lobotomie par le brocoli », il faudra un jour que je remette la main dessus.

            C’est bien la forme un peu bâtarde de ce « Quai de Ouistreham » qui m’a attiré. Moins qu’un roman, plus qu’un article de journal, cet écrit est un délicat entre-deux.
On frôle ici le « gonzo journalism » à la française. On pense évidemment à Tom Wolfe (pour la description méticuleuse du travail), et même à Hunter S. Thomson (pour l’aléatoire du quotidien).

            L’influence majeure me semble tout de même être George Orwell. Dans le projet de départ, il y a le même présupposé : Il faut parfois, il faut souvent vivre les choses concrètement pour les comprendre. C’est ce que l’anglais avait poussé à l’extrême dans son « Dans la dèche à Paris et à Londres » en 1933.
Ni Orwell ni Aubenas ne sont d’ailleurs des stylistes, le contenu est vu comme plus important que le contenant.

            C’est, je crois, sans condescendance que Florence Aubenas a décidé de se rendre en Normandie pour démarcher les agences intérim. Tout le long, sa sollicitude n’apparait jamais factice.
D’emblée, il y a ce clin d’œil orwellien : « Diffusé en boucle, un film de Pôle Emploi répète sur un ton de comptine : « Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié. » »

            La journaliste a bien compris que le diable ce cache dans les détails et c’est avec truculence qu’elle traque les détails de notre société. Elle évoque la précarité bien sûr mais elle dit surtout une société qui a peur des mots.
Un endroit où votre voisine de palier n’est plus femme de ménage mais technicienne de surface, un endroit où votre collègue n’est plus un nain, mais une personne de petite taille.

            Alors qu’elle embarque à bord d’un ferry pour faire du ménage, son employeur lance un : « « Vous deux, là, vous allez faire les sanis. » C’est le premier mot que j’apprends à bord. Sanis veut dire « sanitaires » qui lui-même signifie « toilettes ». Faire les sanis, c’est laver les toilettes, tâche majoritaire à bord et exclusivement féminine. »

            En cela, cette lecture est stimulante et éclairante. En plus, l’humour n’est jamais très loin. Les descriptions des formations toutes plus alambiquées les unes que les autres est un régal, surtout quand il s’agit de la conception du CV.
Une personne dira d’ailleurs : « Ça occupe quand même, ces trucs là. Ça finit par être pire qu’un travail. » CQFD.

            Il y a un roman de Philip Roth dont le titre m’échappe où l’écrivain fait dire à l’un de ses personnages que la sensualité se partage plus facilement que la souffrance. Cette idée m’a marqué, car elle avait la force de l’évidence longtemps ignorée.
Je crois pourtant que la souffrance n’est pas inaccessible à toute compréhension, et Florence Aubenas apporte ici la preuve vivante que l’idée inverse est fausse ou en tout cas, trop abrupte.

L’empathie ne croupit pas entre quatre planches. Elle a même un avenir.

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